Trop, trop vite : pourquoi il est temps de ralentir pour l’humanité

par Matthieu Ricard
Altruisme
Écologie

Une conversation avec Elizabeth Kolbert et Matthieu Ricard

Par Sam Mowe.
La journaliste Elizabeth Kolbert et le moine bouddhiste Matthieu Ricard ont chacun publié un gros ouvrage en 2015. La sixième extinction : comment l’homme détruit la vie pour lequel Élisabeth Kolbert a obtenu le prix Pullitzer (catégorie essais) aux États Unis, examine de façon inflexible l’histoire des extinctions sur notre planète ainsi que les différents impacts négatifs de l’être humain sur la vie. Plaidoyer pour l’altruisme — la force de la bienveillace, de Matthieu Ricard, explore quant à lui des enjeux de niveau global, comme le changement climatique, en expliquant que la compassion et l’altruisme sont des clés permettant de créer un futur meilleur. Si on les réunit, ces deux livres remplis d’affliction mais aussi d’espoir semblent constituer les deux faces d’une même médaille, chacun d’eux étant nécessaire pour comprendre ce que cela signifie de vivre à l’époque où l’humanité traverse la crise la plus grave de toute son histoire.
Un dialogue entre Élisabeth Kolbert et Matthieu Ricard s’est mis en place grâce à la modération de Sam Mowe, qui a récemment parlé avec les deux auteurs de nos réactions émotionnelles face aux actualités déprimantes que nous recevons concernant l’environnement, de l’importance d’aller moins vite et enfin du rôle de l’art dans les solutions à apporter au problème écologique.
Sam Mowe : Élisabeth, nous en avons déjà parlé mais _La sixième extinction_ est un ouvrage dévastateur. Est-ce que cela a été émotionnellement difficile pour vous de faire état de ces enjeux ?
Elizabeth Kolbert : Vous savez, lorsqu’on se lance dans l’écriture d’un livre, quelque part on sait à quoi s’attendre. Autrement on n’écrit pas. Donc je dirais qu’à un certain niveau j’avais déjà intégré ce message, qui est on ne peut plus sombre en effet. Si vous n’être pas dévasté par cela, et bien cela veut dire que le livre n’a pas rempli son rôle.
Mais l’une des ironies que j’ai expérimentées pendant l’écriture de ce livre traitant de l’efficacité humaine en matière de destruction de la vie sur la planète, c’est que je suis allée visiter tous ces endroits étonnants et j’y ai vu à quel point le monde est magnifique. Carl Safina dit quelque chose comme ça : plus je perçois le miracle et plus je pressens à quel point la tragédie est immense.
Sam Mowe : Matthieu, vous citez dans votre livre quelqu’un qui dit « Il est trop tard pour être pessimiste. » Comment réussissez-vous à rester optimiste face à ces terribles informations concernant l’environnement ?

Photo : Matthieu Ricard.

Matthieu Ricard : C’est intéressant que vous parliez de cette réaction émotionnelle face aux actualités du climat, parce que le problème pour nous, en fait, c’est précisément d’être émotionnellement touché par quelque chose qui n’adviendra que dans le futur. Bien sûr le pire du changement climatique se rapproche de plus en plus, mais cela ne va pas arriver du jour au lendemain. La raison de cette déconnexion émotionnelle est très simple: l’évolution nous a doté de la capacité de réagir au danger immédiat. Si un rhinocéros est entre tain de galoper à pleine vitesse vers un groupe de gens, tout le monde va réagir et fuir en courant. Si vous dites à ces mêmes personnes « Il y a un rhinocéros qui arrive mais il sera là dans 30 ans », les gens vont vous demander : « Où est le problème ? »
Sam Mowe : La raison pour laquelle je m’intéresse à cette question des réponses émotionnelles, c’est que les chercheurs comportementalistes disent que les gens sont paralysés par les mauvaises nouvelles et motivées par les messages positifs. C’est un sacré défi pour ceux qui travaillent sur le changement climatique.
Matthieu Ricard : L’ensemble de mon travail photographique est là pour montrer la beauté et les merveilles de la nature, et cela implique évidemment toute la tristesse que cela représenterait si tout cela était détruit. Nous avons besoin d’inspirer les gens. Mais nous avons aussi besoin d’être honnête sur ce qui va se passer à l’avenir si nous n’y mettons pas toute notre énergie, notre ingéniosité, notre créativité et notre détermination, et si nous ne prenons pas les bonnes décisions pour résoudre cette crise.
Elizabeth Kolbert : Je pense que cela fait référence effectivement à cette histoire de message. J’entends très souvent cela, que les gens ne veulent pas entendre de message négatif. À un certain niveau je pense que c’est une invention de notre culture consumériste, qui est précisément le problème. Nous ne voulons pas entendre de messages négatifs parce qu’ils ne font pas partie de cette culture de l’affirmation de soi, dans laquelle nous vivons, et qui nous dit tout le temps des choses du genre « Vous méritez bien une petite pause aujourd’hui », comme le fait McDonald, par exemple. Cela fait partie de toute cette communication globale dans laquelle on est immergé, spécialement conçue pour nous inciter à consommer plus. Et si c’est cela le problème, et bien nous avons vraiment besoin d’examiner quels en sont les préceptes en amont.
Aussi, l’idée selon laquelle les gens ne sont motivés que par les bonnes nouvelles est clairement fausse. Si quelque chose vous arrive dessus—disons un rhinocéros—et bien vous fichez le camp. De toute évidence nous sommes très motivés par la peur, cette peur qui nous mobilisent de très nombreuses fois.
Matthieu Ricard : Lorsqu’il y a une peur véritable à cause d’un danger réel, l’ignorer est stupide. Ce qui est inutile c’est la peur irraisonnée ou la peur générée par l’angoisse—parfois l’alarme de la peur se déclenche de façon injustifiée. Parfois ce que nous appelons de la peur, c’est tout simplement le bon sens commun. Si vous vous apercevez que vous êtes en train de marcher vers un ravin, par exemple, vous ne cédez pas tout à coup à la peur et à l’émotion. Vous décidez simplement de vous arrêter avant de tomber.
Sam Mowe : Il semblerait que beaucoup de cette culture consumériste dont Élisabeth parlait est aussi alimentée par la peur—la peur de manquer ou de n’être pas assez bon tel que l’on est.
Matthieu Ricard : Oui, nous avons besoin de cette capacité de savoir si une peur est justifiée ou pas.
Sam Mowe : Parlons des échelles de temps. Élisabeth, une des choses que vous pointez dans votre livre La sixième extinction, c’est que les êtres humains altèrent la planète depuis très longtemps, un peu comme si c’était dans notre ADN. C’est donc un sacré défi que de changer notre comportement du jour au lendemain. Et vous Matthieu vous parlez de l’importance de ralentir. Il semble donc y avoir cette tension entre l’urgence du moment et les projets à long terme pour changer la nature humaine ou au moins pour ralentir notre rythme.
Elizabeth Kolbert : Je pense que l’idée de ralentir est tout à fait au cœur du sujet car nous sommes en effet une espèce qui modifie le monde, et nous nous y consacrons depuis très longtemps. Ce qui nous rend si destructeur, hélas, c’est précisément notre capacité à altérer les choses sur une période de temps infiniment plus brève que ce dont les autres créatures auraient besoin pour évoluer et s’adapter à ces changements.
Mais il y a une différence entre ce que nous faisions en chassant les bêtes sauvages il y a quelques millénaires et ce que nous faisons à l’époque actuelle. Notre impact sur la planète a été désigné comme « la grande accélération ». Le fait de prendre conscience de notre capacité à modifier la planète pourrait être un avantage et pourrait potentiellement nous mener à repenser beaucoup de choses que nous faisons actuellement. Toutefois j’essaie de ne jamais dire « les choses vont changer » car je n’en vois pas les signes. Mais je pense qu’il y a certainement une possibilité de changement.
Matthieu Ricard : Ce n’est pas contradictoire de parler d’une urgence de ralentir. Bon ce n’est pas comme s’il fallait se mettre à paniquer pour ralentir d’un seul coup. C’est juste qu’il est temps de s’y mettre. Si vous prenez toutes ces expressions comme « ralentir », « simplicité », « faire plus avec moins » - en fait les gens réagissent à tout cela en se disant « houlà, je ne vais plus pouvoir manger de glace à la fraise ». Ils se sentent mal. Mais en fait ce qu’ils ne comprennent pas c’est que la simplicité volontaire mène à un style de vie tout à fait joyeux. Il y a eu de nombreuses études qui le démontrent. Jim Casa a fait des enquêtes auprès de gens qui avaient une mentalité matérialiste très portée sur la consommation. Il a examiné le cas de plus de 10.000 personnes de plus de vingt ans et il les a comparées avec des gens qui accordaient plus de valeur aux choses moins matérielles comme la qualité des relations ou le lien à la nature, et il a trouvé qu’ils étaient plus heureux que ceux qui consommaient beaucoup. Ces derniers recherchent des plaisirs superficiels mais ne trouvent pas de satisfaction dans leurs relations. Leur santé n’est pas aussi bonne. Ils ont moins de bons amis, ils sont moins concernés par les enjeux mondiaux comme l’environnement. Ils font preuve de moins d’empathie et sont obsédés par leurs dettes.
Par conséquent je pense qu’il est temps de réaliser que nous pouvons trouver la joie, le bonheur et l’épanouissement sans avoir à acheter un iPad grand modèle, puis un iPad mini et finalement aussi un iPad moyen modèle.
Sam Mowe : Est-ce que vous pensez que les pratiques contemplatives peuvent aider les gens à parvenir à cette compréhension ?
Matthieu Ricard : Pour moi, pratiquer la contemplation ça signifie cultiver ses compétences, sa force intérieure et sa détermination à mieux se mettre au service de l’autre, à se consacrer à des causes qui en valent la peine. C’est comme acquérir des ressources intérieures permettant de faire face aux vicissitudes de la vie et à l’adversité, comme une profonde détermination et un courage plein de compassion. Donc oui, je pense que les pratiques contemplatives peuvent aider à définir les priorités.
Sam Mowe : Élisabeth, pensez-vous que la spiritualité a une place dans les discussions sur le climat, ou bien estimez-vous que c’est simplement une question de politique et de budget ?
Elizabeth Kolbert : Oui, je pense que la spiritualité a une place dans les discussions, en considérant la spiritualité de façon très large en termes de bienveillance et de maîtrise de soi. Changer notre système énergétique est de toute évidence un gros défi technologique, mais je pense que les gens font souvent l’erreur de croire qu’on va effectivement en changer tout en continuant à vivre comme avant. Mais si vous fournissez plus d’énergie aux gens, même si ce n’est pas une énergie fossile, et bien ils vont l’utiliser pour défricher la forêt tropicale, par exemple, donc vous aurez résolu un problème pour en aggraver un autre.
Sam Mowe : Comment pouvons-nous parvenir à ce niveau de maîtrise de soi en tant qu’individus et en tant que société ?
Elizabeth Kolbert : Et bien je n’ai pas vraiment de réponse à cette question, et je ne prétends pas avoir la moindre compétence dans ce domaine. J’ai déjà du mal à contrôler mes trois enfants ! Mais actuellement aux États Unis, vous savez, l’une de nos expressions favorites est « la limite, c’est le ciel ». J’estime qu’il y a des possibilités de mettre en place des normes sociales qui auront différentes valeurs.
Matthieu Ricard : Il y a plusieurs manières de parvenir à cela. Mais oui, l’idée c’est que nous avons besoin de cultiver un certain nombre de valeurs humaines fondamentales qui ne sont pas celles sur lesquelles sont basés nos modes de vie actuels.


Sam Mowe : Est-ce que l’un et l’autre vous pensez que l’art peut aider à réinitialiser notre vision de la nature et nous aider à changer nos valeurs dans le sens de ce que vous préconisez ?
Elizabeth Kolbert : Je pense que l’art a potentiellement un énorme rôle à jouer, en partie parce que beaucoup d’entre nous vivons dans un contexte urbain et nous n’avons pas la possibilité de partir tout à coup en Amazonie. Et de toute façon ce ne serait pas une chose à faire, en toute honnêteté. Donc je pense que le fait de toucher les gens au travers de toutes sortes de médias, quand bien même il s’agit de mauvaises nouvelles pour eux, est très utile.
Il y a cette phrase magnifique d’Emily Dickinson : « Dites toute la vérité, mais faites-le de biais ». Beaucoup de gens travaillent de cette façon, et j’ai moi-même travaillé avec un certain nombre d’artistes dans cette perspective. Est-ce que cela réussit effectivement à sensibiliser les gens et les pousse à agir, en allant au-delà du simple débat habituel sur le « c’est bien ou c’est mauvais », je ne sais pas vraiment.
Matthieu Ricard : J’essaie de faire cela au travers de mes photographies. Pour moi c’est un moyen de témoigner de la beauté de la nature et de la partager avec les gens qui vivent dans les villes, de leur rappeler la beauté du monde. Je pense que c’est une source majeure d’inspiration pour un changement positif.
Sam Mowe : Je pose cette question en partie parce que je ressens parfois une surcharge d’informations et je trouve que l’art pourrait bien être une façon de couper court à cette masse et de nous connecter au niveau du cœur avec les vrais enjeux.
Matthieu Ricard : Oui, mais je pense que nous devons nous atteler directement aux problèmes, sans espérer naïvement qu’en écoutant Bach on va réaliser d’un coup notre besoin d’énergies renouvelables au lieu des énergies fossiles. Je ne suis pas sûr qu’il y ait autant de lien direct que ça.
Elizabeth Kolbert : Oui, je suis tout à fait d’accord avec cela. Je pense qu’il y a assez d’espace pour toute sorte d’efforts créatifs, et je les soutiens complètement, mais je pense aussi qu’il y a un problème quand les gens confondent certaines formes de représentation ou d’art ou de discussion avec l’action. Chacun a son utilité mais il ne faut pas les confondre.
Matthieu Ricard : Si vous êtes sur un bateau qui fonce droit vers une énorme chute d’eau, ça ne sert à rien de se mettre à jouer de la musique.
Elizabeth Kolbert : (rires) Exactement. Bon peut-être que ça peut avoir une utilité, mais en tout cas il ne faut pas essayer de se convaincre que ça va nous permettre d’échapper à la chute.
Cette conversation a été publiée initialement sur le Blog de l’Institut Garrison. La mission de cet institut est de démontrer et de disséminer l’importance des pratiques contemplatives et des valeurs fondées sur la spiritualité en construisant des mouvements durables pour un monde plus sain, plus sûr et plus bienveillant.
Voir l'article d'origine sur matthieuricard.org.

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